La forme-diptyque au cinéma

START:
4 novembre 2024
DURATION:
en cours

INSTRUCTORS:

Guido Laurent
PR Université Sorbonne Nouvelle - membre titulaire
Siety Emmanuel
PR Université Sorbonne Nouvelle - membre titulaire - directeur de l'Ircav

Séminaire de recherche organisé par Diane ARNAUD, Laurent GUIDO et Emmanuel SIETY

Pourquoi « deux » plutôt qu’un, et plutôt que trois ou plus ?

Ce séminaire de recherche vise à mieux cerner les contours et les implications de la forme-diptyque au cinéma. Définir un telle forme montre déjà à quel point la notion s’avère complexe : la formation d’un diptyque cinématographique dépend du regroupement de deux éléments distincts, mais identifiés comme les deux parties – a priori symétriques et comparables – d’un même ensemble, que ces parties correspondent à deux portions d’un même écran, deux écrans juxtaposés, deux sections successives d’un unique film ou deux films en intégralité.

Il conviendra de s’interroger notamment sur le principe de différenciation permettant de justifier le traitement d’un même sujet en deux blocs. La séparation peut s’appuyer aussi bien sur des dichotomies bien établies (homme/femme ; réel/fiction) que sur l’opposition ou le contraste entre des types de production (genres, styles) bien délimités, ou encore des différences de focalisation, de dispositif narratif ou d’orientation esthétique. Que produit pour le public cette division instituant un intervalle, une séparation temporelle, un rapport mémoriel de l’une à l’autre partie ? Qu’implique-t-elle pour la construction de personnages, de mondes et, plus abstraitement, en termes d’intensité, de complémentarité, de spécularité, d’opposition, d’altérité – y a-t-il crescendo de l’une à l’autre, équilibre de forces ou dissymétrie, tension irrésolue entre deux pôles, etc.? La réflexion et la discussion devront également porter sur les modalités temporelles qu’engage une division en deux parties, au niveau de la distribution (voir plus bas) comme en termes diégétiques. Car la forme-diptyque investit tant le plan de la simultanéité (versions alternatives d’une même fiction, perçue selon les points de vue différents de deux personnages ou selon des embranchements d’actions qui ne se recoupent pas) que celui de la successivité : une même histoire divisée en deux « époques » qui peut suivre le modèle évolutionniste de type « ascension » – « déclin » ou celui qui consiste à réactiver, après quelques années d’intervalle, le cadre spatio-temporel d’un premier récit, comme dans les documentaires revisitant les lieux d’un précédent tournage.

L’idée directrice est de se concentrer en premier lieu sur les cas de diptyque formé par deux films, où chaque partie donne lieu à une séance distincte, et, dans un second temps, de forger des comparaisons avec les cas de « diptyque interne » incluant les films « bipartites » (on entend par là les films comportant deux parties soit successives, liées dans la même séance, soit simultanées, sous la forme d’une double projection ou d’un split screen). Différentes problématiques apparaissent d’emblée :

– Le diptyque soulève des questions génétiques et liées à la diffusion des oeuvres, la forme-diptyque pouvant émerger à des étapes diverses de la fabrication comme de la circulation d’un film. La décision de penser une oeuvre comme un diptyque peut intervenir dès le projet initial, au moment de l’écriture d’une version du scénario, ou ultérieurement dans le processus de création/production. A-t-on affaire à une oeuvre unique portant en elle une dualité structurelle dès sa création ou un projet sans diptyque qui, à un moment, accouche de deux oeuvres autonomes et cependant liées (Gift et Le Mal n’existe pas de Ryusuke Hamaguchi) ? Quelle est la part respective des partenaires de création dans cette décision ? Une oeuvre peut faire l’objet d’une programmation particulière qui le redéploie en diptyque ou, s’il est déjà divisé en deux parties, brise sa forme-diptyque pour le montrer sous d’autres modalités. Si tel est le cas, comment l’analyser selon ses divers contextes de diffusion (sortie initiale, ressorties ultérieures, en n’oubliant pas les variantes en fonction des territoires et des modes d’exploitation : salles, télévision, éditions vidéo, plateformes, etc.) ?

– S’agit-il d’une oeuvre « à suivre », dont les deux parties sortiront avec un intervalle de temps qui peut être important ? (comment se décide alors la stratégie de distribution/exploitation/promotion ?) Ou bien d’un « double film » ou de « deux films jumeaux » (comme pour No smoking et Smoking) dont les deux parties sont alors, possiblement, distribuées simultanément, et construisent une forme de complémentarité (fictions alternatives, variation de point de vue, contrepoint, regard fictionnel/regard documentaire, commentaire réflexif sur l’acte de création…) ?

– Quelle extension donner à la notion de diptyque ? On a considéré plus haut les diptyques « déclarés », affichés comme tels. Mais qu’en est-il de cas tangents, fréquents dans le cinéma documentaire où un auteur « revient » sur une institution, une personne, une question, au point par exemple de redonner à une oeuvre le titre d’une oeuvre antérieure (Wiseman) ? Ou quand les deux éléments du diptyque sont séparés de plusieurs décennies (Farrebique et Biquefarre) ? Ou encore, quand il ne s’agit peut-être pas exactement de diptyques pour l’auteur mais de deux oeuvres en écho, l’une optant par exemple pour la forme documentaire, l’autre pour la fiction (Jia Zhang-Ke) ? Est-on fondé à les étudier comme un diptyque, comme « deux solutions pour un problème » ?

– Relativement à l’histoire du cinéma et à l’évolution actuelle de la production et de la diffusion audiovisuelle : cette forme connaît-elle un essor lié à celui des séries et de ce qu’elles permettent en termes de construction narrative et de complexité de la construction du regard ? A-t-elle à voir avec une stratégie spectaculaire (la superproduction, le monument) ? Est-elle liée à la possibilité de tourner plus longtemps en numérique ? Est-ce parce que le « temps déborde » ?

– Dans une approche davantage tournée vers l’esthétique, dans quelle mesure les agencements de diptyques formés par deux unités filmiques distinctes prolongent-ils les inventions émanant de diptyques internes ? Si l’on considère le cinéma de fiction contemporain, il est remarquable que la tendance des films coupés en deux inaugurée au début du XXIe siècle par David Lynch ou Apichatpong Weerasethakul ait laissé place depuis 2020 à une kyrielle d’oeuvres dépliées en deux films, réalisées par des auteurs tels que João Canijo, Laura Citarella, Kôji Fukada, Joanna Hogg et Aron Shani. Face à cette résurgence actuelle, l’enjeu consiste à préciser quels critères (effet miroir, structure d’échos, etc.) permettent de distinguer parmi les films scindés en deux parties, notamment chez Hong Sang-soo ou Bi Gan, ceux qui se rattachent à l’esthétique complexe d’une forme-diptyque et ceux qui s’en éloignent. – Enfin, de quelles façons la forme-diptyque, par sa force de proposition, redéfinit-elle et redécoupe-t-elle les unités du cinéma – la situation, la scène ou le plan – jusqu’à faire bouger les lignes à partir desquelles une image est délimitée dans le cadre ou dans le temps ? Quels liens établir entre les formes simultanées et successives du diptyque dans la perspective d’une histoire des formes ?

Pour répondre à ces différentes questions, le séminaire ne limitera le champ des interventions ni au cinéma de fiction, ni au cinéma d’essai documentaire mais l’ouvrira également au cinéma expérimental et aux séries télévisées.